Depuis quelques jours, il apparaît sur la toile une vente illicite de la version numérique du livre numérique du « Vieil homme et la mer » d’Hemingway. En effet, il ne s’agit de la traduction proposée par GALLIMARD mais de celle de François BON, professionnel du milieu de l’édition, créateur de la plateforme Publie.net, et aventurier sans boussole.
Les Editions GALLIMARD, unique propriétaire des droits en France de l’œuvre d’HEMINGWAY, ont aussitôt réagi par l’envoi de courriers à plusieurs plateformes proposant à la vente la nouvelle traduction : « Les éditions GALLIMARD sont propriétaires des droits d’édition, y compris des droits d’édition au format numérique, pour cet ouvrage ».
En outre, les « argentiers » de GALLIMARD se sont adressés directement à François BON : « Nous vous demandons de retirer cet ouvrage de la vente, dont la publication et la commercialisation constituent un acte de contrefaçon. Si vous proposez cet ouvrage à la vente, nous vous demandons de procéder à son retrait immédiat de votre plateforme ».
Quand bien même la présente traduction résulterait d’un projet ancien de son initiateur en faveur de la création, les gardiens du temple GALLIMARD ne font pas dans les bons sentiments, intérêts pécuniaires obligent.
La demande du versement de dommages-intérêts par GALLIMARD, en contre partie du préjudice subi par la seule vente de vingt-deux exemplaires numériques de la nouvelle traduction, illustre fort bien le propos. Offensé, François BON a répondu, devant de telles réactions, qu’il envisageait de cesser son activité d’éditeur sur Publie.net, estimant ne pas pouvoir continuer dans un contexte d’une telle hostilité.
L’affaire a fait débat sur internet, notamment par l’intermédiaire du réseau social « Twitter » sur lequel un grand nombre de lecteurs ont exprimé leur point de vue sur la question mais aussi par la création d’une pétition au soutien de l’auteur de la nouvelle traduction.
Le présent article n’a pas pour but de montrer quiconque du doigt mais plutôt de savoir si François BON a agi dans un cadre légal ou illégal.
Pour le savoir il apparait qu’une explication juridique s’impose :
La Maison GALLIMARD est propriétaire, en France, des droits patrimoniaux (représentation et reproduction) des œuvres d’HEMINGWAY, dont le « Vieil homme et la mer ». Sa traduction française constitue également un droit patrimonial attribué à GALLIMARD en ce qu’il est un droit de reproduction prévue à l’article L 122-4 CPI. Or, cette traduction du « Vieil homme et la mer » fut contractuellement réalisée il y a cinquante ans entre Jean DUTOURD, premier et seul traducteur jusqu’à ce jour, et la maison d’édition.
La convention de Berne de 1886 pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, dont la plupart des pays aujourd’hui sont signataires, limite la durée de protection des droits d’auteur à soixante-dix ans après la mort de l’auteur. Au delà de ce délai, l’œuvre tombe dans le domaine public et peut être exploitée sans autorisation. Ernest HEMINGWAY est mort en 1961, il apparaîtrait donc qu’en France les droits seront libres en 2032.
Toutefois, cette disposition juridique, simple en elle-même, va, en l’espèce, se compliquer davantage comme l’explique fort bien la journaliste Cécile DEHESDIN :
Le livre en question a été publié aux Etats-Unis en 1952 à une époque où la loi protégeait le Copyright de son auteur pendant vingt-huit ans après la parution d’un ouvrage. 52 + 28 = 80, l’œuvre était donc protégée jusqu’en 1980.
Néanmoins, à cette période la loi américaine prévoyait que si le Copyright était renouvelé au bout de ces vingt-huit ans il courait pendant soixante-sept ans de plus. Or, comme le souligne Cécile DEHESDIN, la dernière femme d’HEMINGWAY, Mary, a renouvelé le Copyright du « Vieil homme et la mer » en 1980. Ainsi, le roman n’entrera dans le domaine public, aux Etats-Unis, qu’en 2047.
Excluant tout à fait l’idée selon laquelle l’œuvre d’HEMINGWAY serait aujourd’hui libérée de droits, une autre interrogation vient s’ajouter à la première : doit-on se baser sur le droit du Copyright de l’époque ou sur la Convention de Berne pour calculer la durée des droits de cette oeuvre ?
L’article L 123-12 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) vient éclaircir le problème en énonçant que « lorsque le pays d’origine de l’œuvre (…) est un pays tiers à la communauté européenne et que l’auteur n’est pas un ressortissant d’un Etat membre de la Communauté, la durée de protection est celle accordée dans le pays d’origine de l’œuvre sans que cette durée puisse excéder celle prévue à l’article L. 123-1 du CPI ».
Dés lors, le « Vieil homme et la mer » tombera dans le domaine public, en France, en 2032 conformément à l’article L. 123-1 du CPI. Aujourd’hui donc, toute publication, représentation, vente, modification en France nécessite l’autorisation de GALLIMARD, dont Antoine GALLIMARD, fils de Claude GALLIMARD et petit-fils de Gaston du même nom, fondateur de la Maison, est le propriétaire.
Il convient d’imaginer, par une approche juridique, comment François BON aurait pu, face à cette dynastie d’éditeur, faire connaître sa traduction sans tomber dans l’illégalité :
Il jugeait la traduction de Jean DUTOURD « lourdingue, approximative et désuette ».
Selon l’Avocat Emmanuel PIERRAT la traduction d’une œuvre est protégeable dès lors qu’elle ne consiste en une transcription brute. L’œuvre de Jean DUTOURD présentant bien un aspect suffisamment original était donc protégée comme une œuvre dérivée.
Dans un ancien arrêt de la Cour d’Appel de Paris en date du 8 décembre 1988 les juges rappellent qu’aucune modification de la traduction n’est possible sans l’accord du traducteur.
Or, l’écrivain Jean DUTOURD est décédé en janvier 2011. Il était donc impossible pour François BON de lui suggérer une modification.
Toutefois, l’auteur de la nouvelle traduction, aurait pu invoquer que la version de Jean DUTOURD portait atteinte, d’une certaine manière, à l’intégrité de l’œuvre d’HEMINGWAY, en basant sa requête sur une décision du Tribunal de Grande Instance de Paris en date du 6 décembre 1976, qui reconnaît qu’une mauvaise traduction viole le droit moral.
En tout état de cause, François BON a fini par admettre qu’il s’était trompé après avoir réalisé que l’œuvre n’était pas tombée dans le domaine public. Aussitôt, ce dernier a retiré sa traduction de la toile.
Accusé de piraterie, François BON s’était embarqué pourtant, de bonne foi, dans la traduction d’une œuvre qui, enfant, lui aurait révélé son goût pour la littérature… mais cette ambition, faute de légalité, a fait des vagues et les gardes-côtes de l’Edition ont pris soin de ramener l’aventurier sur la terre ferme. « Dégouté », il affirme avoir jeté tous ses exemplaires de la « Pléiade », soit cent cinquante six volumes, à la benne à ordure.
François BON n’en n’est pas à sa première incartade vis à vis de GALLIMARD puisqu’il avait déjà, le 15 juin 2011, lors de l’inauguration de la rue Gaston GALLIMARD protesté contre cette décision du maire de Paris en célébrant ironiquement Sébastien BOTTIN (dont la rue portait précédemment le nom) et en créant un blog qui dénonçait le poids politique de GALLIMARD qu’il considère comme un éditeur archaïque qui bloque le développement du « numérique ».
Néanmoins, dans l’affaire du « Vieil homme et la mer », loin des fantasmes qui dénonceraient l’existence de manœuvres bureaucratiques en collusion avec le pouvoir politique, il s’agit simplement, reconnaissons-le, d’un problème de droit d’auteur et de respect du droit patrimonial. Réaliser un rêve d’enfance, qui plus est au profit de la création artistique, est honorable, mais encore faut-il sortir du « rêve » pour mener à bien le projet.
Monsieur, rendez-vous dans vingt ans…
Sources :
Code de la Propriété Intellectuelle, article L 123-12, consulté le 27 février 2012
Code de la Propriété Intellectuelle, article L 122-4, consulté le 27 février 2012
DARIO MOURA VICENTE, “La propriété intellectuelle en droit international privé”, ADI POCHE 2009, consulté le 28 février 2012
LE NOUVEL OBSERVATEUR, “Jean Dutourd-François Bon : qui est le meilleur Hemingway ?”, mis en ligne le 23 février 2012, consulté le 27 février 2012, lien URL : http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120221.OBS1982/jean-dutourd-francois-bon-qui-est-le-meilleur-hemingway.html
ACTUALITTE, “Gallimard, Hemingway et Publie.net : le vainqueur ne gagne rien”, mis en ligne le 18 février 2012, consulté le 27 février 2012, lien URL : http://www.actualitte.com/actualite/monde-edition/justice/gallimard-hemingway-et-publie-net-le-vainqueur-ne-gagne-rien-32131.htm