Le droit d’auteur a vocation à protéger toute forme d’œuvre de l’esprit, quel que soit son genre, sa forme d’expression, son mérite ou sa destination (Art. L. 112-1 CPI). Il ressort de ce principe que de nombreuses créations intellectuelles de toute sorte sont protégées au titre du droit d’auteur. Le Code de la propriété intellectuelle (CPI) dresse malgré cela une liste des créations susceptibles de l’être à l’article L. 112-2 ; on y trouve par exemple les livres, les compositions musicales, les œuvres de dessin ou de peinture, les photographies ou encore les cartes géographiques. Mais cette liste n’étant pas exhaustive, d’autres créations qui ne seraient pas directement visées par l’article pourraient néanmoins se voir accorder une protection par le droit d’auteur.
L’arrivée du numérique et son incroyable développement a forcé le droit d’auteur, la doctrine et les juridictions à se questionner sur cette protection, et sur les critères utilisés pour l’accorder. Les jeux vidéos, les sites internet et toute autre création numérique ou informatique ont en effet soulevé la question de leur éventuelle protection, et de ce fait si elles pouvaient répondre au critère classique de cette protection : l’originalité. En effet il était nécessaire de savoir si ces nouvelles créations pouvaient être originales, et surtout si ce critère ne devait pas être perçu différemment pour celles-ci, tant l’emprunte de la personnalité de l’auteur sur son œuvre ne semblait plus suffire, étant donné qu’il ne s’agissait plus ici pour l’auteur de partager des sentiments, de transmettre des émotions à un public. Un type de création en particulier a posé problème, que ce soit à la doctrine, au législateur ou aux juridictions : l’œuvre logiciel, le programme d’ordinateur.
Les logiciels sont définis comme des programmes d’instructions générales ou particulières adressées à une machine, en vue d’un traitement d’une information donnée. De part l’impossible protection des procédés intellectuels par le droit des brevets (Art. L. 611-10 CPI), il ne restait alors plus que le droit d’auteur pour accorder un monopole au créateur du logiciel, mais plus souvent à l’entreprise pour laquelle celui-ci travaille, afin de prévenir toute reprise du logiciel par un tiers qui serait alors perçue comme une contrefaçon.
Les programmes d’ordinateur ont dans un premier temps été exclus du champ d’application du droit d’auteur par les juridictions de par leur caractère essentiellement technique (Cour d’appel de Paris le 4 juin 1984 par exemple). C’est alors le législateur qui va introduire les logiciels dans la liste des œuvres protégées à l’article L. 11-2 CPI, dans la loi du 3 juillet 1985 relative aux droits d’auteurs et aux droits voisins. Il n’est désormais pas possible de refuser par principe la protection des programmes d’ordinateur par le droit d’auteur ; pourtant le législateur se contente d’affirmer cette protection de principe sans qu’il soit précisé ce qui fait qu’un logiciel est original. C’est donc encore une fois à la jurisprudence de dégager le critère d’originalité d’un programme, ce qu’elle fit lors du célèbre arrêt Pachot, en assemblée plénière le 7 mars 1986, où elle rapproche l’originalité d’un logiciel à la marque de l’apport intellectuel de son auteur.
Une fois cette protection admise, d’autres problématiques sont apparues, notamment l’application de certains droits moraux ou patrimoniaux, ou encore en ce qui concerne le champ d’application des exceptions au droit d’auteur, ce qui est principalement dû au caractère entièrement dématérialisé et à son caractère technique. Un obstacle en particulier est survenu face aux juridictions, et qui nous intéresse particulièrement ici : l’application du droit de distribution, et la question de son épuisement concernant les programmes d’ordinateur.
L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 3 juillet 2012, UsedSoft ChmH contre Oracle International Corp. vient en partie répondre à cette question. En l’espèce la société UsedSoft revendait d’occasion des licences d’utilisations afférentes à des copies immatérielles d’un logiciel téléchargé via le site internet du titulaire des droits, Oracle. Celui-ci faisait valoir que la règle d’épuisement du droit de distribution ne devait pas s’appliquer à des copies immatérielles. La Cour va alors affirmer que la règle d’épuisement du droit de distribution s’appliquait tant aux copies matérielles qu’aux copies immatérielles d’un programme d’ordinateur, puisque le titulaire a conféré un droit d’usage illimité de cette copie contre le paiement d’un prix correspondant à la valeur économique de la copie du logiciel dont il est propriétaire.
Cet arrêt apporte une réponse opportune quant à la problématique de la revente de la copie immatérielle d’un logiciel, pourtant plusieurs questions, notamment en ce qui concerne la revente d’une copie matérielle non originale d’un programme, restaient en suspend. L’arrêt de la CJUE dans l’affaire C-166/15 vient y répondre.
Aperçu de l’affaire C-166/15
Aleksandrs RANKS et Jurijs VASILEVIC, deux lettons, sont poursuivis pour vente illégale en bande organisée de logiciels protégés par le droit d’auteur. En effet, les deux intéressés ont vendu sur EBay en 2004 plus de 3 000 copies de sauvegarde de programmes édités par Microsoft. En 2012, un jugement les reconnaît coupable et les condamne à indemniser la société éditrice et à payer l’intégralité des frais de procédure. Le 22 mars 2013, la Cour régionale de Riga, en son collège des affaires pénales infirme le dernier jugement. Un recours devant le Sénat de la Cour suprême lettonne annule l’arrêt d’appel et renvoie l’affaire devant une juridiction de la Cour d’appel. C’est au cours du réexamen est saisie d’une demande de décision préjudicielle portant sur l’article 4 paragraphe 2 et de l’article 5 paragraphe 1 et 2 de la directive du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur. La Cour régionale de Riga décide donc de surseoir à stater, et de poser les questions préjudicielles suivantes à la CJUE :
– Est ce qu’une personne qui a acquis un programme d’occasion sous licence sur un disque qui n’est pas d’origine, peut invoquer l’épuisement du droit de distribution de la copie du logiciel que le premier acquéreur a eu auprès du titulaire des droits sur le disque original, si ce disque est détérioré et que le premier acquéreur a effacé sa copie ?
– Si la réponse à la première question est positive, est-ce que cette personne a le droit de revendre le programme sur un disque qui n’est pas d’origine ?
La CJUE va alors répondre à ces différentes questions, en distinguant bien la problématique de l’épuisement du droit de distribution, de celle de l’éventuelle atteinte au droit de reproduction du titulaire des droits sur sa création.
La non opportunité de l’épuisement du droit de distribution en l’espèce
La directive 2009/24 a abrogé la directive 91/250/CEE du Conseil du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur. Or, comme l’a parfaitement souligné l’avocat général dans ses conclusions, « les faits pertinents du litige au principal se sont déroulés entre le 28 décembre 2001 et le 28 décembre 2004. Par conséquent, il y a lieu de faire application des dispositions de la directive 91/250 dans la présente affaire ».
En son c), l’article 4 de la directive 91/250 prévoyait le droit de distribution du titulaire des droits, mais également son épuisement :
« Sous réserve des articles 5 et 6, les droits exclusifs du titulaire au sens de l’article 2 comportement le droit de faire et d’autoriser :
[…] c) toute forme de distribution, y compris la location, au public de l’original ou de copies d’un programme d’ordinateur. La première vente d’une copie d’un programme d’ordinateur dans la Communauté par le titulaire du droit ou avec son consentement épuise le droit de distribution de cette copie dans la communauté […] ».
Il ressort de cette disposition que deux conditions sont nécessaires pour que le droit de distribution du titulaire se voit épuisé :
– La copie doit être vendue par le titulaire des droits avec son consentement
– La commercialisation doit avoir eu lieu au sein de l’Union européenne.
Une fois ces deux conditions réunies, le titulaire des droits sur un programme d’ordinateur ne peut plus s’opposer aux reventes successives de la copie qu’il a lui-même mise en vente sur le territoire européen.
Mais en l’espèce le problème se situe essentiellement sur le fait que ce n’est pas la copie matérielle originale qu’ont vendue les intéressés, mais une copie de sauvegarde sur un support qui n’est pas celui d’origine. Plusieurs gouvernements, et notamment le gouvernement italien, ainsi que Microsoft avançaient que la règle de l’épuisement du droit de distribution ne pouvait s’appliquer que pour le support physique d’origine, que ce soit une disquette, un CD-ROM ou un DVD-ROM, sur lequel est enregistrée la copie du programme d’ordinateur, et qui a été mise dans le commerce par le titulaire des droits avec son consentement, et donc pas pour le support qui ne serait pas d’origine. Or, cette argumentation semble omettre que l’épuisement du droit de distribution, comme nous l’a enseigné l’arrêt UsedSoft, porte sur la copie du logiciel elle-même, ainsi que la licence d’utilisation s’y afférant, et non pas sur le support physique.
Ce raisonnement conduirait en effet à priver de tout intérêt la règle de l’épuisement du droit de distribution pour le titulaire des droits, puisqu’une personne qui aurait acquis légitimement une copie matérielle originale d’un programme d’ordinateur ne pourrait pas revendre cette copie sur le seul prétexte que le support matériel original serait endommagé, abîmé ou inutilisable. Ceci est parfaitement souligné par la CJUE au considérant 53 du présent arrêt : « L’acquéreur légitime de la copie d’un programme d’ordinateur, qui détient une licence d’utilisation illimitée de ce programme mais qui ne dispose plus du support physique d’origine […] parce qu’il l’a détruit, endommagé ou égaré, ne saurait, de ce fait fait, être privé de toute possibilité de revendre d’occasion ladite copie à une tierce personne, sauf à priver d’effet utile l’épuisement du droit de distribution […] ». De ce fait, la Cour rapproche, à mon sens logiquement, la situation d’un tel acquéreur avec celle de l’acquéreur légitime de la copie du programme achetée et téléchargée sur le site internet du titulaire des droits. Depuis l’arrêt Oracle, il est clair que ces derniers peuvent parfaitement revendre d’occasion, non pas directement la copie du programme puisqu’endommagée ou dont la reproduction est limitée par des mesures techniques de protection, mais leur licence d’utilisation illimitée qu’ils ont acquise moyennant le paiement d’un prix destiné à permettre au titulaire des droits d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie du programme. Le nouvel acquéreur de la licence devra alors pouvoir procéder au téléchargement, depuis le site internet du titulaire des droits, d’une nouvelle copie, lequel « constituant une reproduction nécessaire d’un programme d’ordinateur, lui permettant d’utiliser ce dernier d’une manière conforme à sa destination » (considérant 54). Ce nouveau téléchargement, ne serait alors pas constitutif d’une atteinte au droit de reproduction.
La Cour de justice ajoute tout de même les conditions dans lesquelles pourront s’effectuer les ventes successives. Le primo acquéreur devra effacer, ou rendre inutilisable la copie (de sauvegarde ou non) qui est en sa possession. Dans un second temps, ce sera au nouvel acquéreur de prouver par tout moyen qu’il a légalement acquis la licence d’utilisation. Si ces conditions suivent la logique de la règle de l’épuisement du droit de distribution, elles seront pourtant très difficiles à mettre en œuvre en pratique, notamment en ce qui concerne la preuve de l’acquisition légitime de la licence par le nouvel acquéreur. En effet, un particulier normalement attentif aura bien des difficultés à rapporter ladite preuve, surtout dans l’environnement numérique actuel ainsi que dans les cas où les ventes auront lieu à distance.
Comme nous l’avons vu, la règle d’épuisement du droit de distribution ne porte pas sur le support matériel de la copie du programme, mais bel et bien sur la copie elle-même. Par la suite, il ressort également de l’article 4 de la directive 91/250 que l’épuisement du droit de distribution est effectif dès la première vente de la copie matérielle. En l’espèce, les ventes par les deux lettons ne concernant ni la copie matérielle originale, ni la copie du programme en elle-même mais une copie de sauvegarde effectuée sur un support autre que l’original, il ne semble pas évident de véritablement y voir une atteinte au droit de distribution, celui-ci s’étant épuisé dès la première vente. Mais la création d’une copie de sauvegarde d’un logiciel touche bel et bien une prérogative patrimoniale relevant du monopole de l’auteur : le droit de reproduction.
L’effective atteinte au droit de reproduction
L’article 4 de la directive 91/250 dispose « […] les droits exclusifs du titulaire au sens de l’article 2 comportent le droit de faire et d’autoriser :
a) La reproduction permanente ou provisoire d’un programme d’ordinateur, en tout ou en partie, par quelque moyen et sous la forme que ce soit. […] ».
Mais l’article 6 de la même directive, précise en son alinéa premier que « ne sont pas soumis à l’autorisation du titulaire les actes prévus à l’article 4 points a) et b) lorsque ces actes sont nécessaires pour permettre à l’acquéreur légitime d’utiliser le programme d’ordinateur d’une manière conforme à sa destination ».
Il ressort de ces dispositions que l’acquéreur d’un logiciel peut en effectuer une copie de sauvegarde à deux conditions strictes et cumulatives :
– Si cette personne est en droit d’utiliser le programme, c’est-à-dire qu’elle a légalement acquis celui-ci ;
– Si la copie est nécessaire à l’utilisation du logiciel.
Il semble alors évident que faire une copie de sauvegarde sur son ordinateur afin d’utiliser le logiciel ne contrevient aucunement au droit de reproduction du titulaire des droits. Il en est autrement lorsque cette copie de sauvegarde est réalisée dans le but de la revendre. Dans cette hypothèse la réalisation d’une telle copie porterait bel et bien atteinte au droit de reproduction du titulaire des droits.
Mais toute la difficulté en l’espèce se situe sur le fait que ce ne sont pas les deux intéressés, Aleksandrs RANKS et Jurijs VASILEVICS, qui ont réalisé les copies de sauvegarde. Ces derniers affirment en effet qu’ils ont acquis ces copies auprès de sociétés ou d’entreprises qui n’en avaient plus l’utilité et qui ont par ailleurs rendu l’utilisation de leur propre copie inutilisable. Cette distinction ne semble pas être plus importante que cela, pourtant si les copies de sauvegarde réalisées par ces entreprises étaient au départ légitimes et ne contrevenaient donc pas aux droits patrimoniaux du titulaire, le fait de les mettre à disposition d’autrui afin que celui-ci les vende ne répond plus aux conditions de la mise en œuvre de l’exception au droit de reproduction, notamment en ce qu’elle doit être nécessaire à l’utilisation du logiciel. De ce fait, nous pouvons considérer que la vente d’une copie de sauvegarde d’un programme d’ordinateur emporte rétroactivement contrefaçon dans l’hypothèse où la copie était au départ légitime.
Les copies de sauvegarde des logiciels édités par Microsoft en possession de messieurs RANKS et VASILEVIC pouvaient donc bien être considérées comme des contrefaçons, et portaient donc atteinte au droit de reproduction du titulaire des droits. Les intéressés se sont donc rendus coupable de contrefaçon en mettant en circulation à des fins commerciales des copies illicites de programmes d’ordinateur.
Si dans cette affaire l’atteinte au droit de distribution du titulaire des droits me semble difficile à admettre, il est par contre évident qu’une atteinte au droit de reproduction est pleinement caractérisée.
Avec cet arrêt, la CJUE précise après l’arrêt Oracle les conditions de revente d’un logiciel. Il serait alors intéressant de résumer ce qu’elles sont.
Revue rapide du régime actuel de la revente de logiciels d’occasion
Après l’arrêt UsedSoft de la Cour de justice, l’acquéreur de la copie immatérielle d’un programme d’ordinateur peut parfaitement vendre sa licence d’utilisation s’il a acquis légitimement cette copie et s’il a rendu inutilisable, ou s’il a supprimé la copie qui était en sa possession. Sa situation se rapproche de celle de l’acquéreur d’une copie matérielle originale qui l’aurait abîmée, la rendant ainsi inexploitable. Il pourra revendre sa licence d’utilisation illimitée dans les mêmes conditions. Dans les deux cas, le nouvel acquéreur devra procéder au téléchargement d’une copie du programme via le site internet du titulaire des droits, et dans les deux cas, ce sera à ce nouvel acquéreur de prouver qu’il a légitimement acquis cette licence, qui semble difficile en pratique.
En revanche si l’utilisateur veut vendre une copie matérielle de ce programme, celle-ci devra être l’originale. Si ce n’est pas le cas, qu’il désire céder une copie de sauvegarde sur un support qui ne serait pas celui d’origine, cela se rapportera à un acte de contrefaçon, portant atteinte au droit exclusif de reproduction du titulaire des droits.
SOURCES :
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GAUTIER (P.-Y), Propriété littéraire et artistique, PUF, Paris, 9e ed., 2015, pp 927
VARET (E.), Logiciels : Oracle à la recherche de la septième fonction du langage, RLDI, 01/07/2016, n° 128, pp 42-44
SAUGMANDSGAARD OE (H.), conclusions sur affaire C-166/15, CJUE, 1er juin 2016 https://www.doctrine.fr/d/CJUE/2016/CJUE62015CC0166
CJUE, communiqué de presse n°110/16, Luxembourg le 12 octobre 2016 http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2016-10/cp160110fr.pdf
CJUE, affaire C-128/11, UsedSoft GmbH contre Oracle International Corp., le 3 juillet 2012 http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2012-07/cp120094fr.pdf
CJUE, affaire C-166/15, renvoi préjudiciel, le 12 octobre 2016 http://curia.europa.eu/juris/liste.jsf?language=fr&td=ALL&num=C-166/15