Le 22 novembre 2016, le service de messagerie sécurisée Telegram profitait de sa mise à jour pour annoncer l’inattendu lancement d’une plateforme de publication en ligne dénommée Telegraph. La particularité de cette plateforme : les utilisateurs ont la possibilité de publier anonymement et sans compte d’utilisateur.
Derrière ce nouveau service de blog, on retrouve le libertarien russe Pavel Durov, fondateur du réseau social Vkontakte, l’équivalent russe de Facebook, ainsi que du service de messagerie chiffrée Telegram. Cette dernière, qui met en avant la sécurité de ses communications, a été tristement mise en lumière l’année dernière, alors suspectée d’avoir été employée lors de la préparation des attentats de Paris.
Cette fois-ci, Pavel Durov sort du champ de la communication privée et propose un outil de communication au public en ligne. Ce nouveau service présente l’avantage de ses inconvénients. Bien qu’il se présente comme étant extrêmement favorable à la liberté d’expression, Telegraph risque à son tour d’ouvrir la porte à de nombreux abus, parmi lesquels la désinformation et l’usurpation d’identité.
Un modèle à contre-courant des services de blogging classiques
Le service Telegraph est d’une extrême simplicité d’utilisation. Pour cela, il suffit de se rendre sur le site telegra.ph. Le site se dispense de page d’accueil et vous dirige immédiatement sur une page blanche, minimale, et surtout, prête à l’emploi. En effet, contrairement aux plateformes WordPress ou Tumblr, aucune création de compte d’utilisateur, ni identification via une autre plateforme ne sont nécessaires pour commencer à rédiger son article. Ce modèle centre son attention sur le message diffusé et non sur son auteur.
Le service se concentre sur les éléments fondamentaux d’une publication, à savoir, intégrer un titre, un nom d’auteur, un corps de texte. L’utilisateur a la possibilité d’intégrer des photos, mais aussi des tweets ou des vidéos Youtube et Vimeo via des liens embed. Une fois le billet rédigé, il n’a plus qu’à cliquer sur le bouton publish situé en haut de la page. Cette dernière va alors générer une nouvelle URL qui pourra être partagée. Les internautes disposant du lien pourront ainsi consulter l’article qui se présentera exactement sous la même forme, sans fioritures.
Une fois posté, le cookie conservé par le navigateur permet de modifier le billet autant de fois souhaitées. Mais dès que le cookie sera supprimé, la capacité de modification disparaitra avec lui. Ainsi, mieux vaut bien réfléchir avant de publier sur Telegraph, car il n’y a aucun moyen de revenir en arrière. Tous ceux qui disposent d’un lien renvoyant vers un article peuvent le consulter et le partager ad vitam aeternam.
Une plateforme de pure liberté d’expression
Avec Telegraph, l’expression apparaît totalement libre. En effet, ce service repose sur l’anonymat en apparence complet de son utilisateur, dans la mesure où le service affirme ne garder aucune trace de ses utilisateurs. Ces derniers n’ont pas à s’enregistrer, ni à s’identifier pour s’exprimer. Telegraph ne manquera donc pas de déplaire à une grande partie de la classe politique dénonçant l’anonymat sur Internet.
Pourtant, une telle fonctionnalité présente un réel avantage pour ceux qui s’inquiètent de laisser sur la toile des données personnelles. En effet, contrairement à ses concurrents, tels que Facebook ou Twitter, Telegraph ne récolte pas de données liées à un compte d’utilisateur, susceptibles d’être exploitées, monétisées ou encore, surveillées. En outre, aucune forme de publicité n’est présente sur le site. Cette nouvelle plateforme libertaire s’annonce comme un formidable outil pour la liberté d’expression. Toutefois, Telegraph ne présente pas que des avantages, et certaines dérives peuvent déjà être envisagées.
Les dérives annoncées d’une plateforme anonyme et non modérée
L’anonymat de la publication permet à son auteur de communiquer un message à moindre risque. Ainsi, il sera possible pour quiconque d’abuser de sa liberté d’expression, et ce, sans en assumer les conséquences.
A l’heure où Facebook, Google et Twitter se sont lancés dans une chasse aux fausses informations, après en avoir constaté les conséquences sur les élections présidentielles américaines, l’arrivée d’une telle plateforme sans aucune modération laisse notamment craindre une recrudescence d’illicéités. Telegraph pourrait ainsi devenir un haut lieu du trolling, de la désinformation et de toute autre forme d’abus.
Aussi, on ne sait pas quelle position adoptera la plateforme en cas de publications d’images choquantes. L’année dernière, le service de messagerie Telegram avait été suspecté d’avoir été employé par les djihadistes lors de la préparation des attentats de Paris. Bien que l’enquête ait révélé que Telegram n’était finalement pas le moyen de communication privilégié des terroristes, la messagerie fut accusée de complicité passive et contrainte à supprimer des groupes de discussions djihadistes. Dès lors, si Telegram est déjà utilisé par des groupes terroristes, on peut craindre que Telegraph ne devienne leur nouvel outil de propagande.
Enfin, parmi les abus probables, la possibilité laissée à l’utilisateur d’indiquer un nom d’auteur est une porte ouverte à l’usurpation d’identité. Finalement, Telegraph n’a pas pris le parti de publier les billets sous la mention « anonyme » et a préféré laisser la possibilité à l’utilisateur de signer sa publication ou non, sans qu’aucune forme de vérification ne puisse être apportée faute d’identification. Ainsi, un utilisateur pourra faire dire ce qu’il veut à n’importe qui. Il faut quand même signaler que l’utilisateur aurait très bien pu signer sa publication dans le corps de texte si l’anonymat avait été total. Pour autant, cette fonctionnalité facilite la pratique. Pour rappel, en France le délit d’usurpation d’identité numérique est prévu à l’article L226-4-1 du code pénal et puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Encore faut-il réussir à le prouver, car il sera relativement complexe de faire cesser une situation illicite sur ce type de plateforme.
La crainte d’une responsabilité neutralisée par l’anonymat
En effet, pour engager la responsabilité de l’utilisateur, il faudrait obtenir une levée de l’anonymat pour espérer intenter une action. Cela semble difficile à envisager étant entendu que la personne à l’origine d’un contenu litigieux ou de l’usurpation d’identité n’a fourni aucune information personnelle à Telegraph qui affirme ne détenir aucune trace de ses utilisateurs.
Par ailleurs, la plateforme qui n’opère ni éditorialisation, ni modération relève du statut d’hébergeur en vertu de l’article 6-I de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique et bénéficie ainsi du principe d’irresponsabilité dès lors qu’elle n’avait pas connaissance de l’activité ou de l’information illicites ou si, dès le moment où elle en a eu connaissance, n’a pas agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l’accès impossible. A priori, il n’existe aucun système de notification permettant de signaler un contenu potentiellement illicite sur Telegraph. Le recours à l’injonction judiciaire prévu par la LCEN à l’encontre de l’hébergeur, semble-t-il installé en Allemagne, voire des fournisseurs d’accès à internet nécessiterait alors des procédures longues et onéreuses. Intenter une quelconque action à l’encontre d’une publication sur Telegraph relèverait probablement du parcours du combattant.
Face aux inquiétudes, la crédibilité des publications anonymes remise en cause
Après l’affaire Snowden ou celle des Panama Papers, on pourrait imaginer Telegraph comme un outil idéal pour les lanceurs d’alerte. Pourtant, une publication publiée anonymement laisse planer un doute quant à sa véracité. Ainsi, des publications qui se veulent retentissantes postées sur Telegraph pourraient difficilement s’élever au rang d’informations fiables et seront probablement reléguées au rang de rumeurs.
Par ailleurs, l’application génère une URL de partage dans laquelle est indiquée la date de création du document. Du point de vue de la sécurité, c’est une information qui peut avoir son importance et décrédibilise en partie la plateforme qui se veut fiable et sécurisée. En définitive, ce service sera probablement utilisé pour créer des documents rapidement générés, facilement communicables et présentant un intérêt éphémère.
SOURCES :
AUDUREAU (W.), « Nous avons testé Telegraph, la nouvelle plate-forme d’expression en ligne de Telegram », lemonde.fr/pixels, publié le 25/11/16, consulté le 27/11/16, disponible sur http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/11/25/on-a-teste-telegraph-la-nouvelle-plateforme-d-expression-en-ligne-de-telegram_5038110_4408996.html
CADOT (J.), « Telegraph par Telegram : a-t-on vraiment besoin d’un nouveau service de blog anonyme ? », numerama.com, publié le 23/11/16, consulté le 23/11/16, disponible sur http://www.numerama.com/tech/210919-telegraph-par-telegram-a-t-on-vraiment-besoin-dun-nouveau-service-de-blog-anonyme.html
GRABLY (R.), « Vous aimez les fausses informations sur Facebook? Vous allez adorer Telegraph », hightech.bfmtv.com, publié le 23/11/2016, consulté le 24/11/2016, disponible sur http://hightech.bfmtv.com/epoque/vous-aimez-les-fausses-informations-sur-facebook-vous-allez-adorer-telegraph-1062643.html
HERMANN (V.), « Telegram lance Telegraph, une plateforme de blog anonyme », nextimpact.com, publié le 23/11/16, consulté le 23/11/16, disponible sur http://www.nextinpact.com/news/102253-telegram-lance-telegraph-plateforme-blog-anonyme.htm