« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté. »
Paul Eluard.
Liberté est un poème du célèbre poète français Paul Eluard, engagé tout aussi bien dans la Résistance que dans un idéal libertaire. Ce poème est publié une première fois en 1942, puis une seconde fois en 1945 au sein du recueil Au rendez-vous allemand, par les Editions de minuit. Ce volume rassemble les poèmes écrits par Eluard durant la Seconde guerre mondiale, faisant de lui un hymne à la liberté perdue sous l’occupation allemande. Décédé en 1952, l’artiste ne laisse qu’une seule héritière derrière lui : Cécile Grindel.
Lors de la diffusion de la bande annonce du dernier film de David Cronenberg, Maps to the stars, Madame Grindel s’aperçoit de la reprise de six vers du poème Liberté de son défunt mari. Les Editions de minuit, alors titulaires des droits d’auteur sur le recueil et donc le poème, adressent deux factures au producteur du long métrage. Une première pour l’utilisation des vers dans la bande annonce, et une deuxième pour l’utilisation de ces mêmes vers dans le film lui-même. Une fois réglées, le producteur estimait donc qu’ils avaient récupérés leur dû. Mais ce n’était sans compter sur la veuve du poète, qui, étant allée voir une projection du film, s’est aperçue que les emprunts étaient en réalité bien plus importants, d’autant que des modifications de quelques vers s’ajoutaient à des erreurs de traduction. Les parties n’ayant pas pu trouver un accord convenable, les Editions de minuit et Cécile Grindel assignent alors coproducteurs et distributeurs pour contrefaçon et atteinte aux droits moraux de l’auteur.
Une atteinte manifeste aux droits de reproduction et représentation …
Le Code de la propriété intellectuelle, en son article L.122-3 définit la reproduction comme « la fixation matérielle de l’œuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public de manière indirecte ». Le deuxième alinéa de l’article précise qu’elle peut « s’effectuer notamment par […] enregistrement mécanique, cinématographique ou magnétique ».
L’article L.122-4, lui, dispose que « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque ».
Cela étant posé, il ne fait bien évidemment aucun doute que le réalisateur David Cronenberg s’est adonné à des actes de reproduction et de représentation du poème de Paul Eluard dans son film Maps to the Stars. En effet, ayant inscrit le poème à plusieurs reprises dans son scénario et dans ses dialogues, et ayant par là effectué une traduction en anglais de l’œuvre, qui, une première fois diffusée lors de la diffusion de la bande annonce du long-métrage, puis une seconde lors de la projection complète de la fiction, a été représenté de manière complètement illicite, Cronenberg contrefait manifestement l’œuvre de Paul Eluard, dont les droits sont détenus jusqu’en 2022 par la société éditrice du recueil.
Il est tout de même étonnant de voir le célèbre réalisateur de Dead Zone, La Mouche, ou encore A dangerous Method, utiliser une œuvre dans son scénario, sans régler aux titulaires des droits les sommes dues par l’utilisation, ne serait-ce que par rapport aux risques qu’il encourait. Mais si ce n’est pas le réalisateur, que l’on peut imaginer —difficilement— ignorant à ce sujet, qu’en est-il des différentes sociétés de production, notamment françaises, ayant eu le scénario entre les mains ? La volonté d’un des producteurs de régler les sommes qu’il pensait dues avant la projection du film montre d’abord son envie que le film sorte en toute licéité, mais celle d’ignorer les risques encourus relève avant tout d’un manque de professionnalisme. D’autant plus qu’avec un budget de plus de 15 millions de dollars, ce n’était pas un problème d’argent.
… Mais pas au droit d’adaptation
Tout comme la représentation et la reproduction, l’adaptation d’une œuvre littéraire est soumise à l’autorisation préalable des ayants droits. L’adaptation serait la transformation d’une œuvre pour la rendre propre à une autre destination. Le film Maps to the Stars serait-il une adaptation cinématographique du poème d’Eluard ?
Le poème en question traite de Résistance. Le film de Cronenberg, lui, traite des angoisses quotidiennes des célébrités à Hollywood et d’inceste. Le poème ne sert en réalité que de trame de fond de la pensée des deux personnages principaux, se sentant prisonniers de leur condition. Le film ne traite nullement de résistance et n’est vraisemblablement pas une adaptation du poème.
Il est tout de même intéressant de soulever la motivation du tribunal, qui, pour écarter la qualification d’adaptation se réfère à une citation du réalisateur publiée dans un dossier de presse : « Comme le reconnaît son réalisateur, David Cronenberg, le scénario du film a pour thème la vie des stars à Hollywood et l’inceste ; il emprunte des extraits du poème Liberté sans qu’il soit question d’évoquer la Résistance. La reprise des extraits du poème […] pourrait signifier selon les déclarations de son réalisateur publiées dans le dossier presse : « Je me suis demandé si le public français allait trouver offensant que l’on se serve d’un poème associé à la Résistance dans le contexte d’un film où il n ‘est nullement question de cela. Mais à vrai dire, un poème reste un poème, on peut lui donner plus d ‘un sens. Il est vrai que dans Maps to the Stars, à la fin, la récitation du poème devient un rite de passage. Pour ma part, j’aurais tendance à s’interpréter comme suit dans le monde d’Hollywood, c’est la gloire qui est la vraie liberté, […] »
Il s’en suit que contrairement à ce qu’indiquent les demandeurs, le film Maps to the Stars n’est pas une adaptation du poème Liberté. La déclaration précitée le reconnaît expressément ».
Pour écarter le fait que le long métrage soit une adaptation du poème du résistant, le tribunal semble donc évoquer le fait que le film ne traite aucunement de résistance, alors que le poème si ; mais semble surtout se reposer, de par ce long extrait, sur la bonne foi du réalisateur, qui comme nous le savons, est normalement inopérante en matière de contrefaçon.
L’action des héritiers
Paul Eluard étant décédé en 1952, les Editions de Minuit restent titulaires des droits patrimoniaux de l’auteur jusqu’en 2022. En revanche, les droits moraux de l’auteur sont eux imprescriptibles, Ad vitam aeternam. Ils sont éternels, certes, mais ils sont en réalité quelque peu métamorphosés après la mort de l’auteur. En effet leur utilité première est, comme lors de la vie de l’auteur, de faire perdurer le lien qu’il existe entre un auteur et son œuvre. S’il laisse une volonté clairement établie concernant le sort de ses créations, ce n’est alors pas difficile pour les héritiers : ils devront l’appliquer à la lettre. Mais si, comme c’est le cas en l’espèce, l’auteur n’a laissé aucune trace de sa volonté, la prérogative des droits moraux confiée aux héritiers devient, comme l’avait justement énoncé Desbois, « l’instrument d’un devoir de fidélité ». C’est une sorte de devoir de mémoire que les héritiers doivent exercer dans l’intérêt de l’auteur décédé, et en aucun cas dans leur intérêt propre.
Ici se situe toute la difficulté de l’action pour atteinte aux droits moraux d’un auteur décédé. Il ne faut pas que cette action soit le résultat de l’orgueil des ayants droit, qui vexés par une utilisation dans une autre œuvre qui ne leur conviendrait pas, voudraient en faire interdire la diffusion, ou obtenir quelques dommages-intérêts.
D’autant que, l’exercice post mortem de ces droits moraux doit se faire en conciliation d’une liberté fondamentale : la liberté d’expression, la liberté de création artistique. Cet exercice qui doit se faire en fonction de la personnalité de l’auteur et de ce qui est exprimé dans l’œuvre doit donc être soupesé avec cette autre liberté. Dans le cas d’une œuvre seconde, où est intégrée une première œuvre, la liberté d’expression doit pouvoir s’exercer sans que l’œuvre première ne bloque l’emploi de la liberté d’expression de par le contexte historique dans laquelle elle a été créée, ni par l’évaluation subjective quant aux mérites de l’œuvre seconde.
L’atteinte avérée à l’intégrité de l’œuvre
Le droit au respect dû à l’œuvre a plusieurs composantes. La première est le droit au respect dans son intégrité. En effet l’auteur ou ses ayants droits peuvent s’opposer à toute modification, altération, adjonction, suppression ou toute autre rectification de son œuvre par un tiers. L’avantage ici, c’est qu’il s’agit de données factuelles plus évidentes à démontrer pour les héritiers de l’auteur.
Tout d’abord il y a eu traduction du poème, donc modification de la lettre même puisque le scénario est écrit intégralement en langue anglaise, alors que le poème lui est écrit en français. De plus s’ajoutent des erreurs dans la traduction qui sont évidemment préjudiciables au poème.
Le tribunal relève par ailleurs que « de nombreuses modifications, substitutions ou ajouts qui ne sont pas contestés, figurent dans la plupart des apparitions des extraits du poème ». Les juges prennent même un exemple concret : quand dans le poème original il est écrit « sur le sable sur la neige », la « version Cronnenberg » elle retient « sur le sable de neige ». Si cette infime modification peut sembler anodine, il faut tout de même garder en tête qu’il s’agit de poésie, où chaque mot, chaque expression, chaque ponctuation est minutieusement choisi pour servir le fond et la forme, le message et le rythme. Le tribunal va même jusqu’à se servir de l’analyse du linguiste Jean-Michel Adam qui affirmait que « Le sable et la neige évoquent le chaud et le froid que le poète réunit pour recomposer un monde fraternel ».
À juste titre les juges du fond précisent que « S’agissant d’un poème, il est manifeste que chaque mot revêt une importance particulière ». Ainsi de telles modifications « dénaturent le sens du vers » et permettent bel et bien au tribunal de caractériser l’atteinte au respect de l’œuvre, l’atteinte à l’intégrité de l’œuvre.
La non atteinte à l’esprit de l’œuvre
Le droit au respect comprend plusieurs substances. Si la première a trait au respect « physique » de l’œuvre, la seconde concerne quant à elle « l’esprit » de l’œuvre. Cela signifie que l’on ne peut pas présenter l’œuvre dans un contexte, dans des conditions qui la dénigrent, qui la déprécient. Ceci est donc bien plus difficile à démontrer que la modification factuelle de l’œuvre.
C’est notamment ici que la liberté d’expression de l’auteur de l’œuvre seconde doit être mise en balance avec l’exercice des droits moraux de l’auteur de l’œuvre première. Cette liberté d’expression ne peut être limitée ni par le contexte dans lequel l’œuvre première a été écrite, ni par « une appréciation subjective des mérites de l’œuvre seconde par les ayants droit titulaires du droit moral ».
Comment alors apprécier si l’œuvre seconde dénaturerait l’œuvre première ? Comment apprécier l’atteinte à l’esprit de l’œuvre ?
Les demanderesses, que sont Cécile Grindel et les Éditions de minuit, soutenaient quant à elles que l’atteinte à l’esprit de l’œuvre doit se trouver dans les thèmes et le sens du film, dans le scénario, qui d’après elles transformeraient le poème d’Eluard. Les défendeurs eux répondaient alors qu’il s’agissait d’un hommage au poète.
Pour trancher la question, le tribunal s’appuie encore une fois sur des déclarations dans la presse du réalisateur David Cronenberg où il estimait que son film offrait un nouveau sens au poème « qui a été écrit par Paul Eluard au moment de la Résistance. Ici la liberté devient la mort ». Les juges considèrent donc que « s’il propose une lecture différente de l’œuvre, le réalisateur ne nie pas la qualité du poème Liberté mais l’intègre dans sa propre création en tant qu’œuvre ».
À juste titre, ils concluent donc en affirmant qu’ « Il n’est pas démontré que la manière dont le thème de la liberté est appréhendé par le film constituerait une atteinte à la pensée de Paul Eluard telle qu’exprimée dans l’œuvre. L’utilisation […] n’apparaît pas préjudiciable à l’auteur ou à son œuvre et ne porte aucune atteinte ni à la nature, ni à la qualité du poème. Dès lors, l’atteinte à l’esprit de l’œuvre ne sera pas retenue ».
Il semble que le TGI de Lyon, peut être en application de l’arrêt Klasen du 15 mai 2015 par la Cour de cassation, trouve une balance adaptée entre les droits moraux dévolus à l’auteur ou à ses ayants droits, et la liberté d’expression d’un autre auteur. S’il est évident que la contrefaçon est avérée tout comme l’atteinte à l’intégrité de l’œuvre, c’est à bon droit que les juges écartent l’adaptation et l’atteinte à l’esprit de l’œuvre.
SOURCES
“Œuvre composite : quand la liberté d’expression écarte la dénaturation de l’œuvre”, Légipresse, n°341, pp 455, 01/09/2016