Depuis pratiquement le début de son lancement, le marché du jeu vidéo est en constante expansion. La France n’y échappe pas puisqu’il s’agit du septième marché mondial pour le secteur vidéoludique, représentant plus de 2 milliards de dollars. Si nous en sommes de grands consommateurs, la création n’est pas non plus en reste puisque de grandes sociétés du jeu vidéo sont originaires de l’hexagone. En effet, des sociétés comme Infogrames ou Ubisoft ont produit et produisent encore des jeux dont la renommée est internationale.
Frédérick Raynal fait partie de ces grands noms ayant permis le rayonnement de notre industrie vidéoludique à travers le monde. En 1992 sort le jeu Alone in the Dark, édité par la société Infogrammes et réalisé par monsieur Raynal. Dès sa sortie le jeu connait un succès fulgurant chez le grand public et est acclamé par la critique. Il présente des caractéristiques et des qualités qui sont tout-à-fait inédites pour l’époque. Il s’agit tout d’abord de l’un des tous premiers jeux du style survival-horror (inspiré des films d’horreur), et également de l’un des premiers jeux en 3D permettant une grande immersion du joueur. Mais sa plus grande originalité tient essentiellement au fait qu’il s’agisse d’un jeu permettant aux personnages d’évoluer dans un environnement pré-calculé et permet à chaque utilisateur d’y jouer d’une manière fluide et donc de pouvoir apprécier en intégralité ce que propose le jeu. Cette fonctionnalité est une pure création de Frédérick Raynal, qui est aussi à l’origine d’une bonne partie de de l’univers graphique du jeu ainsi que du game play (défini comme le ressenti du joueur quand il est devant le jeu).
Dans les années suivant la sortie, plusieurs suites du jeu produites par la société Atari verront le jour. Les droits afférant au jeu sont également cédés en vue de produire deux adaptations cinématographiques, sortie en 2005 et en 2009. Frédérick Raynal estimant qu’il devait être considéré comme l’unique créateur du jeu, il assigne en 2005 la société Atari devant le TGI pour violation de ses droits patrimoniaux en paiement des sommes qu’il aurait dû percevoir grâce à la rémunération proportionnelle attachée à l’exploitation commerciale du jeu. Il estime également que son droit moral d’auteur a été bafoué par la société Atari.
Mais celle-ci conteste la qualité d’auteur à monsieur Raynal, et avance qu’il s’agit ici d’une œuvre collective, et qu’elle est, par-là, la seule détentrice des droits d’auteur sur l’œuvre que constitue le jeu Alone in the Dark.
Avant d’étudier le contenu et les apports du jugement du TGI de Lyon du 8 septembre 2016, il semble nécessaire de revoir l’historique de la qualification d’œuvre de l’esprit d’un jeu vidéo, et donc du régime qui lui est applicable.
Le jeu vidéo est une œuvre de l’esprit protégeable par le droit d’auteur
Si à l’heure actuelle il ne fait aucun doute que le jeu vidéo constitue, s’il est original, une œuvre de l’esprit et est donc par-là de plein droit protégeable par les mécanismes du droit d’auteur, cela n’a pas toujours été le cas ; puisque ce n’est seulement qu’en 1986 que les juges acceptent sa protection.
C’est à la vue de l’importance de la dimension « logiciel » du jeu qu’une première protection voit le jour. En effet, le programme que contient le jeu constitue une partie essentielle de l’œuvre complète, qui était donc ramenée exclusivement à cette dimension. La jurisprudence appliquait donc pendant de nombreuses années les mécanismes de protection associés à l’œuvre logicielle à l’intégralité du jeu vidéo, à la condition essentielle que celui-ci présente une certaine originalité, c’est-à-dire qu’il présente des éléments de la personnalité de son auteur, des apports intellectuels propres à son auteur.
Mais cette position jurisprudentielle comportait de nombreuses difficultés et de nombreuses incohérences. Tout d’abord cela nie l’essence du jeu vidéo en lui-même, qui ne peut être résumé à son seul programme informatique. En effet de nombreux autres éléments font partie intégrante de la version finale d’un jeu : la trame vidéo, la trame scénaristique, la musique… Cette tendance ne reconnaissait donc pas l’importance de l’apport de ces éléments, qui constituent en réalité, tous ensembles, le jeu.
De fait, le régime applicable aux œuvre logicielles étaient donc appliqué à l’intégralité du jeu ; ce régime prévoyant la dévolution des droits patrimoniaux des auteurs directement sur la tête de leur employeur, si la création intervient dans l’exercice de leurs fonctions et sous la direction dudit employeur. Il apparait ici que ce régime, sans doute légitime en ce qui concerne la création de programmes informatiques dans une société informatique, permettant donc à l’employeur de bénéficier de plein droit des créations de ses employés dans le cadre de leur travail, n’est pas vraiment opportun en ce qui concerne le jeu vidéo, en ce sens qu’il est très bénéfique à la société éditrice, mais donc par-là très défavorable aux différents auteurs, qui se voient donc privés de leur prérogatives normalement attachées à leur statut de créateur.
À la vue de ces nombreuses difficultés il était donc nécessaire que la position des juges évolue. C’est chose faite le 25 juin 2009, dans un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation, dit arrêt Cryo. Les juges suprêmes viennent ici affirmer que “le jeu vidéo est une œuvre complexe qui ne saurait être réduite à sa seule dimension logicielle, quelle que soit l’importance de celle-ci de sorte que chacune de ses composantes et soumise au régime qui lui est applicable en fonction de sa nature“.
Le jeu vidéo est donc désormais considéré comme une œuvre multimédia. À ce titre un régime distributif lui est appliqué : le régime applicable diffèrera selon la partie de l’œuvre que l’on traite. Ainsi au programme du jeu sera appliqué le régime de l’œuvre logicielle, à la musique le régime de l’œuvre musicale etc.
Il ressort donc désormais que le jeu vidéo est une œuvre à part entière, mais qui peut comporter une pluralité d’auteurs. Plusieurs régimes sont alors envisageables : celui de l’œuvre collective ou celui de l’œuvre de collaboration (nous écartons l’œuvre composite, ne pouvant valablement s’appliquer en l’espèce).
Les mécanismes d’élaboration de l’œuvre permettant la qualification d’œuvre collective ou d’œuvre de collaboration
L’œuvre collective est définie à l’alinéa 3 de l’article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle comme « l’œuvre créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé ». Il ressort de cette définition que deux éléments sont essentiels à la détermination d’une œuvre de collaboration : que l’œuvre soit créée sous l’initiative et la direction d’une personne morale ou d’une personne physique d’une part ; et d’autre part que les différentes contributions se fondent de sorte qu’il ne soit pas possible de les identifier, de les individualiser.
Ce régime est encore une fois très favorable aux éditeurs ou aux producteurs, puisqu’il permet de faire naitre les droits d’auteur directement sur la tête de la personne physique ou morale qui a l’initiative de la création. C’est évidemment la qualification que met en avant la société Atari en ce qui concerne le jeu vidéo Alone in the Dark. La plupart des jeux vidéo répondent d’ailleurs de ce régime.
L’œuvre de collaboration, elle, est définie au premier alinéa du même article comme « l’œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques ». On comprend de la position jurisprudentielle et doctrinale que trois éléments doivent être réunis pour qu’une œuvre soit qualifiée de collaboration. Il faut donc que les différents participants soient des personnes physiques, que leur contribution soit originale, et enfin que la création de l’œuvre résulte de participations concertées.
Il ressort de l’espèce que la plupart des réunions techniques se sont déroulées en l’absence de quelconques représentants de la société, ou alors de manière ponctuelle. Or cela semble aller en contradiction avec la thèse avancée par Atari, selon laquelle elle a bien eu un rôle de direction sur l’élaboration du jeu permettant de le qualifier d’œuvre collective. En effet comme nous l’avons vu, il s’agit d’une condition essentielle à un telle qualification. Mais cela est-il suffisant pour appliquer le régime de l’œuvre de collaboration au jeu vidéo ?
Le tribunal souligne de plus que le processus de création de l’œuvre vidéoludique suivait essentiellement un modèle « horizontal » : les différents auteurs-contributeurs ont élaboré le jeu en se concertant, dans une « communauté d’inspiration » comme le soulignait Desbois. Ce mode de création concerté est l’une des conditions de qualification de l’œuvre de collaboration, de ce fait les juges reconnaissent la qualité d’œuvre de collaboration au jeu Alone in the Dark, et ce même si certains apports se voient être plus importants que d’autres (comme ceux de Frédérick Raynal). Une pluralité d’auteurs a donc concouru à l’élaboration du jeu, chacun étant dans une situation de « copropriété » sur l’œuvre totale.
Cela sert parfaitement les intérêts de monsieur Raynal, qui se voit donc admis à défendre l’atteinte à ses droits d’auteur sur le jeu vidéo.
Frédérick Raynal, auteur de la partie logiciel et de la partie game play
Après avoir qualifié le jeu Alone in the Dark d’œuvre de collaboration, le TGI de Lyon s’attaque ensuite aux différents apports de Frédéric Raynal dans l’élaboration du jeu. Les juges estiment que ce dernier « peut être considéré comme auteur de la partie logiciel et de la partie game play ». Pour cela il était nécessaire de déceler l’originalité de ses contributions, ce que fait très justement le tribunal en estimant que cette originalité est « évidente » étant donné le caractère révolutionnaire et du logiciel et du game play en 1992. L’originalité de ces deux éléments n’est donc pas contestée à la vue de leur créativité ainsi que de l’instauration d’un nouveau genre de jeu vidéo (survival horror).
Mais les juges soulèvent très justement que l’article L.113-9 du CPI, comme nous l’évoquions plus tôt, dispose que les droits patrimoniaux sur une œuvre logicielle créée par un employé dans l’exercice de ses fonctions ou d’après les instructions de son employeur sont dévolus à cet employeur, qui est donc par là le seul pouvant les exercer. De ce fait on ne peut pas reprocher à la société Atari une contrefaçon de son œuvre logicielle, partie intégrante du jeu. En revanche, malgré cette dévolution de droits, l’accord de l’auteur était nécessaire pour pouvoir utiliser ce même logiciel dans les différentes suites du jeu. Il semble évident que ce logiciel a été repris sans autorisation dans les suites 2 et 3 du jeu, mais ceci est moins sûr pour les suites 4 et 5. Un expert devra donc être désigné afin de déterminer l’étendue de l’atteinte à ses droits patrimoniaux.
Monsieur Raynal est également considéré comme auteur de la partie game play du jeu. Tout en relevant l’originalité de cette dernière, le TGI met en évidence que la société Atari à en tout état de cause exploité commercialement le premier jeu sans jamais avoir acquis les droits patrimoniaux de Frédérick Raynal. En ce sens, la contrefaçon est bel est bien caractérisée. En revanche, en ce qui concerne la reprise de ce game play dans les différentes suites, la question ne peut pas être tranchée par les juges (ils parlent d’ailleurs de « regard profane » de leur part). La contrefaçon ne peut alors pas être convenablement caractérisée ; un expert sera alors une nouvelle fois nommé afin de déterminer si oui ou non le game play du premier jeu, création originale de monsieur Raynal, a été repris dans les différentes suites.
Pour terminer avec la question de la contrefaçon et de l’atteinte à ses droits patrimoniaux, celui-ci reproche à Atari d’avoir cédé les droits de propriété intellectuelle à la société Lions Gates Films pour l’adaptation cinématographique du jeu vidéo, et par là d’avoir commis des actes de contrefaçon au préjudice de ses droits patrimoniaux. Mais, comme nous l’avons vu, Frédérick Raynal n’est considéré comme l’auteur que de la partie logiciel et de la partie game play ; ces derniers n’ont assurément pas pu être repris dans les films en question : il ne s’agit pas de jeu vidéo, mais de films. De plus, comme l’avait parfaitement souligné la société Atari, les seules ressemblances pouvant être notées entre le jeu et les films est le titre et le nom des personnages principaux. Les deux œuvres sont pour le reste extrêmement différentes. Les actes de contrefaçon en ce qui concerne l’adaptation cinématographique du jeu ne peuvent donc pas être retenus.
L’atteinte aux droits moraux de l’auteur
En dernier lieu, Frédérick Raynal reprochait à la société Infogrames (ayant depuis racheté Atari) d’avoir bafoué à plusieurs reprises.
Tout d’abord lors de la cérémonie de récompenses annuelles des meilleurs jeux de l’année, organisée par le magazine Génération 4, le 3 février 1993. En effet le directeur de la société Infogrames a selon lui oublié volontairement de citer son nom au moment de son discours, dans une volonté de le discréditer, voire de dénigrer sa qualité d’auteur auprès du public et de « s’accaparer illégitimement la paternité du jeu ». Il est étonnant de voir ici les juges souligner que cet épisode a « profondément touché » monsieur Raynal, ainsi que de dire que l’atteinte au droit moral de l’auteur d’un logiciel est normalement limitée au droit à la paternité, avant de souligner qu’en l’espèce il a « effectivement été bafoué ».
Ensuite lors de l’éventuelle reprise de ses logiciels à l’occasion des suites du jeu vidéo, alors que son nom n’est jamais cité ni dans les génériques ni dans la documentation liée à ces jeux. Mais le problème reste exactement le même que pour la caractérisation de la contrefaçon : les juges ne peuvent pas, seuls, prétendre pouvoir déterminer si ces logiciels ont effectivement été réutilisés dans les suite. Encore une fois l’avis de l’expert sera déterminant sur cette question.
Enfin, lors de l’adaptation cinématographique du jeu vidéo : en reprenant le même raisonnement que pour la contrefaçon, le TGI vient affirmer que le film ne reprenant ni le logiciel 3D, ni le game play, seuls éléments ayant monsieur Raynal comme auteur, l’atteinte à ses droits moraux ne peuvent en aucun cas être avancés à l’occasion de l’adaptation cinématographique.
Même s’il s’agit ici d’une décision originale, notamment par la qualification d’œuvre de collaboration du jeu vidéo, il n’en reste pas moins qu’il s’agisse également d’une décision située, opportune pour le cas d’espèce, mais sûrement difficilement applicable à l’ensemble des créations jeu vidéo.
SOURCES LUCAS (A.), LUCAS (H.-J.), LUCAS-SCHLOETTER (A.), Traité de la propriété littéraire et artistique, LexisNexis, coll. Traité, 5e ed., Paris, 2012, 1569 p
http://www.village-justice.com/articles/Affaire-RAYNAL-ATARI-jeu-video-Alone-the-Dark-oeuvre-collective-oeuvre,23072.html
http://www.afjv.com/news/6747_f-raynal-fait-reconnaitre-ses-droits-sur-alone-in-the-dark.htm
http://www.atari-investisseurs.fr/wp-content/uploads/2016/10/Jugement-ATARI-RAYNAL.pdf