L’application Yuka, qui fournit des informations sur les produits alimentaires, est sujette à de nombreuses controverses. En effet, en 2021, elle a fait l’objet de plusieurs condamnations en l’espace de quelques mois. Le tribunal de commerce de Paris avait déjà condamné l’application le 25 mai 2021 suite à l’assignation qui a été faite par la Fédération française des Industriels Charcutiers Traiteurs (FICT). Les dernières condamnations en date proviennent du Tribunal de commerce le 13 septembre 2021 et du tribunal de Brive le 24 septembre suivant, en réponse aux assignations des entreprises de charcuterie ABC Industrie, puis du Mont de la Coste. Dans chacune de ces condamnations, l’application Yuka est accusée de pratiques commerciales trompeuses et d’actes de dénigrement. Mais qu’en est-il vraiment ?
L’objectif de cette application
Yuka est une application mobile qui vient attribuer des notes de qualité nutritionnelle aux produits alimentaires. L’objectif est d’informer les consommateurs sur ce qu’ils mangent. Pour ce faire, le consommateur vient scanner le code barre du produit alimentaire, et l’algorithme de Yuka vient noter le produit de 0 à 100. En fonction de cette note, il est ensuite indiqué si le produit est excellent, bon, médiocre ou mauvais.
Afin de noter l’aliment concerné, l’algorithme s’appuie sur trois critères : la qualité nutritionnelle (60% de la note), la présence d’additifs (30% de la note), et le fait que le produit soit bio ou non (10% de la note).
C’est sur ces bases que l’application a noté les produits de charcuterie en question. Cependant, cette notation n’a pas été au goût des entreprises spécialisées dans ce domaine…
Des accusations de pratiques commerciales trompeuses et de concurrence déloyale par dénigrement
Dans chacune de ses condamnations, l’application Yuka est accusée d’avoir exercé des pratiques commerciales déloyales et trompeuses au sens des articles L. 121-1 et L.121-2 du code la consommation. Le dénigrement étant un acte de concurrence déloyale tendant à jeter le discrédit sur un concurrent, il est sanctionné sur le fondement de la responsabilité civile de l’article 1240 du code civil.
Les entreprises estiment que l’application a fourni des informations ambiguës concernant les dangers des nitrites sur la santé des consommateurs. Pour rappel, les nitrites sont des additifs qui servent de conservateur dans les produits de charcuterie, et qui leur donne cette couleur rose.
Lorsqu’un utilisateur scannait un aliment contenant des nitrites, l’application affichait une pastille rouge, couleur qu’elle utilise pour indiquer que le produit est « mauvais ». Alliée à l’association Foodwatch et la Ligue contre le cancer, l’application a également relayé une pétition pour « agir pour l’interdiction des nitrites ajoutés », en soutenant que ces produits sont « à risque élevé ». Il est également reproché à l’application de ne pas prendre compte les avis scientifiques qui sont contraires aux opinions de nocivité et qu’elle n’a pas non plus précisé qu’il existait tout de même une autorisation légale de l’utilisation de ces produits. De plus, Yuka ne donne pas l’opportunité à l’industriel de défendre ses opinions et ses produits sur l’application.
Ainsi, les juges ont considéré à plusieurs reprises que le fait de mentionner les dangers des nitrites sans qu’il n’y ait de base scientifique suffisante, constituait un acte de dénigrement des produits de charcuterie, visant à influencer et faire fuir les consommateurs. Mais l’application n’a-t-elle pas le droit de s’exprimer et d’informer librement ses utilisateurs ?
La question de la liberté d’expression et d’information
Pour se défendre, l’application a fait valoir sa liberté d’expression et d’information. Elle affirme qu’elle ne visait pas exclusivement un seul type de produit mais uniquement les conservateurs alimentaires que sont les nitrites.
Dans un arrêt de la Cour de cassation du 11 juillet 2018, les juges ont par ailleurs estimé qu’au nom de la liberté d’expression, il existait un droit de critiquer des produits et services commerciaux si « l’information en cause se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante ». La critique n’est donc pas une faute si elle est exercée avec un juste équilibre.
Étant donné qu’une proposition de loi relative à « l’interdiction progressive des additifs nitrés dans les produits de charcuterie » est en cours, l’intérêt général semble alors bien présent. En effet, environ 4000 cancers par an seraient évitables si les nitrites ne faisaient pas partie de certains aliments. Les alertes scientifiques concernant les effets cancérigènes de ces additifs étant de plus en plus nombreuses, l’Assemblée nationale n’a donc pas hésité à aller à l’encontre de la pression mise par les lobbies de charcutier, et privilégie la santé des consommateurs. Un rapport d’information parlementaire avait également été publié en janvier 2021 pour dénoncer ces additifs et proposer leur interdiction dès 2023 pour les viandes non traitées thermiquement (saucisson, jambon cru…) et à partir de 2025 pour les charcuteries cuites.
De leur côté, la FICT et les charcutiers soutiennent l’argument selon lequel les nitrites seraient des conservateurs indispensables pour éviter le développement de la maladie du botulisme. Cependant, le rapport parlementaire n’est encore une fois pas de cet avis et soutient qu’ « il est parfaitement possible de produire une charcuterie de qualité sans nitrites, ni nitrates ajoutés et parfaitement sûre d’un point de vue bactériologique ».
D’autre part, l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) a elle-même classé les nitrites et les nitrates comme « cancérogènes probables » en 2010, puis elle a ensuite classé la charcuterie comme « cancérogène avéré » en 2015. Même si l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) a affirmé dans son avis du 15 juin 2017 que le dosage de nitrite autorisé dans les aliments reste protecteur, elle admet qu’il existe tout de même en risque en cas de surconsommation.
Ainsi, il est important de souligner que l’application Yuka compte environ vingt-cinq millions d’utilisateurs. De ce fait, s’adresser à un si large public lui donne des responsabilités, et elle se doit d’être crédible et de respecter le principe de prévention.
En définitive, cette affaire montre à quel point il est difficile de concilier les différents droits en présence.
La problématique de l’équilibre des droits
Nous sommes ici dans un véritable débat de santé publique. La mise en balance qui a été faite entre les pratiques déloyales dénoncées et la liberté d’expression montre la difficulté pour trouver un équilibre entre les intérêts financiers et les libertés fondamentales.
Dans ces affaires, ce sont les intérêts économiques des entreprises de charcuterie qui ont primé sur la liberté d’expression et d’information. L’objectif caché des procédures entreprises correspond probablement au souhait de bloquer le projet législatif en cours. En effet, pourquoi attendre l’année 2020 pour assigner l’application alors que les produits contenant des nitrites sont notés en rouge dans l’application depuis 2017 ? Le fait que la FICT et les industriels ont attendu aussi longtemps pour intimider Yuka ne donc semble donc pas être un hasard. Le but est de retarder la potentielle interdiction des nitrites dans la charcuterie, ainsi que de décourager et épuiser l’application en lui faisant payer de grosses sommes en dommages et intérêts, ces dernières allant jusqu’à environ 100 000 euros sur l’ensemble de ces trois affaires.
Au-delà de cette problématique de santé publique, il y a également celle de la restriction de la liberté d’expression. Comment une entreprise peut-elle arriver à ce que des rapports parlementaires s’appuyant sur des bases scientifiques, ainsi qu’un avis de l’OMS soient interdits d’être mentionnés ? On voit alors que certaines entreprises, aussi dominantes qu’elles puissent être, cherchent à biaiser les informations transmises aux consommateurs, seulement pour leurs propres intérêts financiers.
L’application Yuka ne compte pas se laisser abattre par les pressions qu’elle subit par les industriels, et souhaite continuer à défendre les intérêts des consommateurs en matière de santé publique dans le domaine alimentaire. Ainsi, elle entend bien faire appel de ces trois condamnations.
SOURCES :
« Condamnation de l’application Yuka », SAVAIDES AVOCAT, 20 octobre 2021
« Yuka condamnée pour pratiques commerciales trompeuses et dénigrement », LEGALIS, Actualités, 16 septembre 2021
Julie, « Charcuterie nitrées : comment le lobby de la charcuterie industrielle tente de bâillonner Yuka », Yuka, 30 septembre 2021
« Nitrites : Yuka condamnée pour dénigrement des charcutiers », Que Choisir, 24 septembre 2021
BIOSSE DUPLAN M., « L’application Yuka à nouveau condamnée pour “dénigrement“ par une société charcutière », Le Figaro, 28 septembre 2021
«Nitrites bientôt interdits par une loi pour diminuer le risque de cancer et forcer l’industrie à revoir ses recettes ? », Foodwatch, 10 décembre 2020