Les abus de la liberté d’expression dans la sphère privée seront-ils réprimés ? Tout dépend du contexte et de la nature des propos incriminés

par Philippe MOURON, Maître de conférences HDR en droit privé – Directeur du Master 2 Droit des médias électroniques – Directeur adjoint du LID2MS

********

Dans le cadre d’un partenariat, cet article a également été publié sur le site internet du média Les Surligneurs.

*******

Les propos critiques tenus dans une sphère privée ne sont pas en principe punissables et la proposition de loi ne remet pas cela en cause. Mais en cas de propos incitant à la haine, l’éventuelle victime, même dans la sphère privée, ne peut être privée de recours.

La proposition de loi visant à renforcer la réponse pénale contre les infractions à caractère raciste, antisémite ou discriminatoire, adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 6 mars dernier, a généré son lot de controverses quant à la portée présumée du texte, qui permettrait de réprimer des abus de la liberté d’expression proférés dans un cercle familial, par exemple dans son salon. Un précédent éclairage sur ce point a déjà permis de relativiser grandement cette affirmation : le risque, s’il n’est pas inexistant, reste malgré tout faible et soumis à certaines conditions.

Mais tout dépend aussi du contexte et de la nature des propos qui sont tenus. A ce titre, le législateur ne saurait réduire excessivement l’exercice de la liberté d’expression, laquelle est forcément plus étendue dans un cercle privé, y compris sur des sujets sensibles. 

Mais il faut également que les victimes de propos discriminatoires tenus dans un cadre privé ou familial bénéficient de certains moyens d’action.

Critiquer n’est pas forcément discriminer

Certains détracteurs de la proposition de loi ont pu s’émouvoir du fait, par exemple, qu’un parent qui tente de dissuader son enfant d’effectuer une transition de genre serait exposé à une police de la pensée jusque chez lui. Or, la répression des infractions doit aussi être conciliée avec l’exercice de la liberté d’expression, dont découle la liberté de critique. 

Si les juges se montrent extrêmement rigoureux en la matière, tout est affaire de contexte. La Cour européenne des droits de l’Homme a affirmé dès le 7 décembre 1976 que la liberté d’expression “vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population”. Autrement dit, il n’est pas interdit de discuter, parfois avec virulence, de sujets relatifs à des questions de société d’ordre culturel, géopolitique ou religieux, tant que les discussions ne s’accompagnent pas de mise en cause diffamatoires ou d’injures visant une personne ou une communauté de personnes en fonction de leur appartenant ou non-appartenance présumée à l’une ou l’autre des communautés en cause. 

Où est la limite entre critique et propos discriminatoire ?

La limite est mince, et l’on sait que certaines personnalités, telles qu’Eric Zemmour, font régulièrement les frais de leurs abus de la liberté d’expression devant les tribunaux. Pour autant, certains propos offensants ont pu être tolérés par le juge au regard du contexte dans lequel ils s’inséraient. Ainsi en est-il de ceux tenus par le député Christian Vanneste lors du vote de la loi du 30 décembre 2004 ayant notamment renforcé la répression contre les propos à caractère sexiste ou homophobe. L’intéressé avait alors affirmé que l’homosexualité était “inférieure à l’hétérosexualité. Si on la poussait à l’universel, ce serait dangereux pour l’humanité. Il y a un modèle social qui est celui du mariage hétérosexuel et de l’éducation des enfants”. Selon la Cour de cassation (12 nov. 2008), “si les propos litigieux, qui avaient été tenus dans la suite des débats et du vote de la loi du 30 décembre 2004, ont pu heurter la sensibilité de certaines personnes homosexuelles, leur contenu ne dépasse pas les limites de la liberté d’expression”, et ils ne peuvent donc faire l’objet d’une sanction pénale.

Il n’est donc pas sûr que les propos discriminatoires tenus lors d’un règlement de compte au cours d’un repas de famille, généralement alcoolisé, tombent nécessairement dans le champ des nouvelles infractions proposées par le législateur. Là encore, la liberté d’expression au sein de la sphère familiale s’accommode d’un certain nombre d’excès, qui en outre rendent difficile la preuve du caractère intentionnel de l’infraction. Le signalement d’un propos isolé ne sera généralement pas suffisant pour engager les poursuites, quand bien même des associations de défense des minorités pourraient s’y joindre. Seuls des témoignages pourraient alors être mis en avant. 

Il existe déjà d’autres moyens d’action pour les victimes

Pour autant, les victimes réelles de violences verbales intrafamiliales bénéficient toujours d’autres moyens d’action au pénal, ce qui relativise encore davantage la portée de la proposition de loi. L’infraction de violences volontaires peut ainsi être retenue lorsque les propos sont tenus délibérément pour choquer leur destinataire. 

A titre d’exemple, la loi du 31 janvier 2022 interdit les thérapies de conversion incrimine “les propos répétés visant à modifier ou à réprimer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne et ayant pour effet une altération de sa santé physique ou mentale” (deux ans d’emprisonnement et 300 000 € d’amende, avec éventuellement le retrait total ou partiel de l’autorité parentale), tout en précisant que l’infraction “ n’est pas constituée lorsque les propos répétés invitent seulement à la prudence et à la réflexion, eu égard notamment à son jeune âge, la personne qui s’interroge sur son identité de genre et qui envisage un parcours médical tendant au changement de sexe”.