Depuis quelques années, on assiste à ce que l’on pourrait appeler une « Apogée de la télévision » comme l’a évoqué John Landgraf, patron de FX Networks. En effet un nombre important de séries, de films, d’émissions en tout genre ont massivement débarqués sur nos écrans.
Pour parfaire cette « conquête numérique » et dans un but purement commercial, des dispositifs que l’on pourrait qualifier de « tentaculaires » sont souvent mis en œuvre autour des séries télévisées ou des films, afin de pousser les fans à s’approprier entièrement les univers créés par les producteurs. Il s’agit en outre, de la pratique de « Transmedia Storytelling » qui consiste à proposer un récit particulier sur plusieurs médias et de donner ainsi la possibilité au public de découvrir d’autres aspects d’une histoire. Chaque média délivre une contribution unique et utile à la connaissance de cette histoire. Les différents éléments composant cet univers (livres, jeux, séries, films, etc.) peuvent être compris indépendamment les uns des autres. Selon H. Jenkins, professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology) : « Cette nouvelle forme de narration permet de passer d’une consommation individuelle et passive à une consommation collective et active ».
Toutefois, cette immersion active peut aboutir à certains problèmes juridiques, notamment concernant les droits d’auteur. Cela a été le cas cet été, lorsque des pratiques de « spoilers » ont été mises en cause. Cette pratique consiste à publier des messages révélant les rebondissements d’une histoire. En effet AMC, la chaîne produisant la série populaire « The Walking Dead », a envoyé le 7 juin 2016 une lettre à l’administrateur d’une communauté de fans ayant « spoiler » la série, en les menaçant de les poursuivre pour atteinte au droit d’auteur. Ces derniers avaient publié sur un blog consacré à ce programme, leurs hypothèses sur un point crucial de la saison à venir (et qui n’a donc pas encore été diffusée sur les écrans). Par le passé, ces suppositions se sont révélées exactes à plusieurs reprises, ce qui a poussé cette fois-ci la chaîne à agir. Toutefois, le fondement juridique avancé par AMC, reste douteusement applicable au cas d’espèce et pourrait aboutir à des conséquences néfastes sur la liberté d’expression. Il est pourtant difficilement concevable qu’un fan puisse être poursuivi sur la base du droit d’auteur pour avoir publié des théories sur l’intrigue d’une série encore non divulguée.
Le fondement juridique des producteurs : des prétentions fragiles et peu plausibles en France
En parallèle de cette montée en puissance des émissions de télévision, le web est apparu comme un moyen adéquat pour les fans de communiquer entre eux et partager leurs théories. Or, dans le mode numérique actuel, les informations partagées sur le web ne sont pas exemptes de lois et en France comme aux Etats-Unis, les œuvres sont protégées par le droit d’auteur (ou Copyright pour nos voisins d’outre-Atlantique). C’est pourquoi AMC, s’estimant dans son droit, a fait parvenir cette lettre [*]. Mais la jurisprudence « Twin Peaks » de 1993 sur laquelle les avocats se basent, laisse planer un doute quant à son applicabilité. Effectivement dans cette jurisprudence, le défendeur avait écrit un livre dans lequel il reprenait l’intrigue d’épisodes de la série de façon très détaillée. La cour avait jugé que cette violation au droit d’auteur n’entrait pas dans le cadre du « fair use », que l’on pourrait traduire en français comme un « usage raisonnable » d’une œuvre et l’avait donc condamné.
Cependant ces jurisprudences ne semblent pas réellement refléter le cas en présence. D’une part il apparaît que les « spoilers », ces prédictions publiées par les fans, ne relèvent que de leur imagination, d’une « inspiration commune » se basant principalement sur des photos de tournage, sur les bandes annonces ou sur les bandes-dessinées. Il ne s’agit donc pas d’une reprise exacte de l’œuvre qui n’est, rappelons-le, pas encore divulguée. D’autre part, les théories des fans ne sont pas utilisées par ces derniers à des fins commerciales mais à des fins de divertissement. Il n’est donc pas question, comme dans l’affaire invoquée dans la lettre, d’une contrefaçon à proprement parler.
Si l’on devait être confronté à ce type d’affaire en France, il serait difficilement plausible qu’un jugement puisse être rendu en faveur des avocats de la chaîne concernée. Comme le précise Madame J. Bacouelle, docteur en droit, dans son article : « Il est peu probable que de tels faits s’analysent en une atteinte au droit de reproduction au sens de l’article L. 122-1 du Code de la propriété intellectuelle ou du droit de divulgation au sens de l’article L. 121-2 puisque par définition les faits incriminés portent sur une œuvre dont le public n’a pas connaissance ».
L’interdiction des producteurs : une menace à la liberté d’expression ?
Il est tout à fait compréhensible qu’AMC cherche à protéger son œuvre autant que possible. Mais la situation reste délicate car, en menaçant les fans ayant aidé au succès de la série, la chaîne prive ces derniers d’une liberté fondamentale consacrée notamment à l’article 18 et 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : la liberté d’expression. Au-delà même, en leur interdisant d’échanger sur la toile leurs théories respectives sur la suite de l’intrigue, ils privent ces derniers indirectement, de leur faculté d’imagination.
Il reste néanmoins évident que toute cette affaire repose sur un difficile équilibre entre la bonne et mauvaise foi des fans. Il a déjà été vu dans le cas d’une autre série, qu’un fan divulguait des informations de nature confidentielles provenant d’une source interne. Ce qu’il faisait passer pour des prévisions visaient donc directement à nuire à la série télévisée en brisant le suspens que les producteurs s’attachent à conserver. Dans ce cas de figure, il ne s’agit évidemment pas d’une atteinte à la liberté d’expression que d’interdire ces pratiques. Or, rapporter la preuve que l’on est en présence de fans malveillants publiant des informations censées être privées, reste difficile. Il ne fait donc aucun doute que dans ces conditions, la position adoptée par la chaîne AMC n’apparaît pas contestable sur le principe mais, n’aurait-elle pas dû s’attarder à tenter une négociation amiable contre les personnes permettant à la série d’exister, plutôt que de les menacer juridiquement ?
SOURCES :
BACOUELLE (J.), « Le fait de ‘’spoiler’’ constitue-t-il une violation du droit d’auteur ? Le cas de la série ‘’The Walking Dead’’ », village-justice.com, publié le 22/06/2016, consulté le 10/10/2016, http://www.village-justice.com/articles/fait-Spoiler-constitue-une,22492.html
ANONYME, « Menaces de procès contre les auteurs de spoilers de ‘’The Walking Dead’’ », lemonde.fr, publié le 16/06/2016, consulté le 10/10/2016, http://www.lemonde.fr/big-browser/article/2016/06/16/menaces-de-proces-contre-les-auteurs-de-spoilers-de-the-walking-dead_4951649_4832693.html
United states Court of Appeals, Second Circuit, TWIN PEAKS Productions INC, V. PUBLICATIONS INTERNATIONAL, 1993, openjurist.org, http://openjurist.org/996/f2d/1366/twin-peaks-productions-inc-v-publications-international-ltd-n-usa
YAMAMOTO (L.), « Copyright Protection and Internet Fan Sites: Entertainment Industry Finds Solace in Traditional Copyright Law », Loyola of Los Angeles Entertainment Law Review, Vol. 20, pp. 95-128